CHAPITRE III
Des limiers
Je sais, par expérience, qu’on peut faire un bon limier d’un chien de race de chiens courans ; mais il n’en est pas moins prouvé que pour un de ceux-ci qu’on parvient à bien dresser, on est obligé d’en abandonner plusieurs autres après beaucoup de peine et de travail. La raison m’en paroît d’autant plus simple que le chien courant est fait pour chasser et pour crier et que le limiet est fait pour travailler à la main et pour ne pas donner un coup de gueule. Je conviens qu’en dressant un chien cou-rant pour limier, on peut, en le corrigeant, lui faire perdre l’habitude de crier; mais en supposant qu’on réussisse à le rendre secret, il lui faut encore beaucoup d’autres qualités que. pour l’ordinaire, on ne trouve réunies que dans un chien de vraie race de limier. On doit donc avoir et conserver dans un équipage des chiens de cette dernière espèce, et au-tant qu’il est possible, en élever assez pour ne pas eêtre obligé d’en mettre d’autres à la main. On a fait autrefois, comme je viens de le dire, de très-bons limiers de quelques chiens de Saint-Hubert, ainsi que de certains chiens à gros poil dont on s’est servi longtemps dans la Vénerie; mais soit que ces deux races ayent dégénéré ou qu’on n’ait pas eu l’attention de les con-server, on ne trouve plus de limiers semblables dans aucun équipage. Ceux qui servent actuellement pour les meutes du Roi viennent ordi-nairement de Normandie : dans le nombre de ces chiens, il y en a de noirs, mais ils sont plus communément gris, non pas d’un gris poil de lièvre, comme les chiens Tartares, mais d’un gris tirant sur le brun. Les noirs sont marqués de feu et ont aussi du blanc sur la poitrine. Comme les uns et les autres iessemblent beaucoup à ceux qu’on voit représen-tés dans les anciens tableaux et sur les vieilles tapisseries, on pourroit croire, et il y a même apparence, que les deux races de chiens noirs et gris, dont il a été parlé ci-devant, ont né croisées, et que des deux il s’en est fol mé une qui s’est conservée jusqu’à présent; ce que je puis certi-fier, c’est que la race existante est si ancienne, que les plus vieux veneurs, tant de Normandie que de ce pays-ci, disent que leurs anciens méme n’en connoissoient pas l’origine. Les limiers d’aujourd’hui sont des chiens de vingt à vingt-deux pouces ; ils sont épais; ils ont la tête grosse et carrée, les oreilles longues et larges, les cuisses et les reins bien faits; ils sont vigoureux et ont le nez très-bon; ils ont enfin toutes les qualités qu’on peut demander à des chiens de cette espèce; ils sont hardis et même méchants. Un valet de limier de la Vénerie étant un jour au bois voulut en corriger un, il lui donna quelques coups de trait sur le dos. Le chien ne se trouvant pas d’humeur à recevoir patiemment la correction, revint sur son maître, lui mit les deux pieds de devant sur la poitrine et lui montra les dents de façon à lui prouver qu’il émit dans la disposition prochaine d’en faire usage le valet de limier ne vou-lant pas en courir les risques, prit le parti de la douceur et caressa son chien qui, moyennant cela, retourna de lui-même à sa besogne. On croit sans peine, que depuis cette époque, ce valet de limier n’a corrigé son chien qu’avec précaution. Ces limiers sont aussi fort méchants entr’eux et sont si acharnés en se battant, qu’on est souvent obligé de leur fourrer un bàton dans la gueule pour les séparer; comme plusieurs ont été étranglés dans le chenil avant qu’on ait pu leur donner du se-cours, on prend depuis quelque temps le parti de leur casser les crocs quand on les met dans l’équipage.
En 1766, M. le duc de Deux-Ponts donna au Roi un limier et une limière d’une bonne et ancienne race qu’il avoit chez lui : ces deux chiens étoient moins grands, mais du même poil gris que ceux dont il vient d’être parlé : comme ils se sont trouvés très-bons, on a croisé la race allemande avec la normande, et on en a eu de très-beaux et bons limiers qui ont servi et qui servent encore dans la Vénerie. La maladie épidémique dont il sera parlé ci-après, en a fait mourir un très-grand nombre; mais, malgré cela, il en est resté plusieurs dont on conserve précieuse-ment la race; dans le nombre de ces derniers chiens, il y en a aussi de noirs qui ne sont pas moins bons que les gris. La maladie épidémique a fait mourir aussi beaucoup de limiers en Normandie; ce qui fait qu’au-jourd’hui on en trouve difficilement de l’ancienne race.